
Face à la dégradation alarmante des écosystèmes marins, le cadre juridique entourant l’exploitation des océans connaît une mutation profonde. La surpêche, la pollution plastique et l’extraction des ressources sous-marines constituent des menaces majeures pour la biodiversité marine. Les régimes de responsabilité se développent à différents niveaux – national, régional et international – pour répondre à ces défis. Entre principes établis comme le « pollueur-payeur » et mécanismes émergents tels que la responsabilité élargie des producteurs, le droit maritime évolue pour protéger ce qui représente 71% de la surface terrestre. Cet examen approfondi analyse les fondements, limites et perspectives d’avenir des régimes de responsabilité applicables à l’exploitation destructrice des océans.
Fondements juridiques de la responsabilité pour dommages aux écosystèmes marins
Le cadre normatif encadrant la responsabilité pour atteintes aux océans repose sur un échafaudage complexe de textes internationaux et nationaux. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, surnommée la « Constitution des océans », constitue la pierre angulaire de ce dispositif. Son article 192 établit l’obligation générale pour les États de « protéger et préserver le milieu marin ». Cette disposition fondamentale est complétée par l’article 235 qui pose le principe selon lequel « les États sont responsables de l’accomplissement de leurs obligations internationales concernant la protection et la préservation du milieu marin ».
Cette responsabilité se décline à travers plusieurs régimes spécifiques. Le principe pollueur-payeur, consacré par la Déclaration de Rio de 1992, impose aux acteurs économiques d’assumer les coûts de la pollution qu’ils génèrent. Ce principe a été progressivement intégré dans les législations nationales, comme avec la Directive européenne 2004/35/CE sur la responsabilité environnementale. Cette directive établit un cadre fondé sur le principe que l’opérateur dont l’activité a causé un dommage environnemental est tenu financièrement responsable.
Pour la pollution par hydrocarbures, un régime particulier a été instauré par la Convention internationale sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures de 1969, modifiée en 1992. Ce texte instaure une responsabilité objective du propriétaire du navire, indépendamment de toute faute, tout en prévoyant un plafonnement de cette responsabilité. Ce mécanisme est complété par le Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (FIPOL), qui intervient lorsque les dommages excèdent la limite de responsabilité du propriétaire.
Concernant l’exploitation des ressources halieutiques, la responsabilité s’articule autour de la Convention sur la diversité biologique et de l’Accord des Nations Unies sur les stocks de poissons. Ces instruments juridiques imposent aux États de prendre des mesures de conservation et de gestion durable des ressources marines. Leur mise en œuvre s’effectue par le biais d’organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) qui établissent des quotas et des restrictions techniques.
La question des dommages transfrontaliers reste particulièrement complexe. La Commission du droit international a élaboré des projets d’articles sur la prévention des dommages transfrontières et sur la répartition des pertes en cas de dommage transfrontière. Ces textes, bien que non contraignants, constituent une référence pour déterminer la responsabilité des États dans ce contexte spécifique.
- Responsabilité objective pour certaines pollutions (hydrocarbures)
- Responsabilité pour faute dans d’autres domaines (surpêche)
- Responsabilité partagée entre États, entreprises et organisations internationales
L’évolution du concept de préjudice écologique
La reconnaissance du préjudice écologique pur marque une avancée significative. Longtemps, seuls les dommages aux personnes et aux biens étaient indemnisables. Désormais, plusieurs systèmes juridiques, comme le droit français depuis la loi du 8 août 2016, reconnaissent explicitement le préjudice résultant d’une atteinte aux éléments et aux fonctions des écosystèmes marins, indépendamment de répercussions sur les intérêts humains directs.
Les acteurs responsables : entre États, entreprises et organisations internationales
L’identification des acteurs responsables de l’exploitation destructrice des océans révèle une constellation complexe d’entités aux obligations distinctes mais interconnectées. Les États occupent une position centrale dans ce dispositif. Leur responsabilité s’articule autour de trois obligations fondamentales : l’obligation de prévention, l’obligation de diligence et l’obligation de réparation. La Cour internationale de Justice a clarifié ces obligations dans plusieurs affaires emblématiques, notamment dans l’affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (2010), où elle a précisé la portée de l’obligation de diligence environnementale.
Les États assument une double responsabilité : ils sont tenus de contrôler les activités menées sous leur juridiction et de respecter leurs engagements internationaux. Cette responsabilité s’étend aux navires battant leur pavillon, comme l’a rappelé le Tribunal international du droit de la mer dans son avis consultatif de 2015 sur la pêche illicite, non déclarée et non réglementée. Le tribunal a souligné que les États du pavillon doivent exercer un contrôle effectif sur leurs navires de pêche et prendre les mesures nécessaires pour assurer le respect des réglementations internationales.
Les entreprises privées constituent le second cercle de responsabilité. Longtemps considérées comme échappant au droit international, elles font désormais l’objet d’une attention croissante. Les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies établissent que les entreprises ont la responsabilité de respecter les droits humains, y compris le droit à un environnement sain. Bien que non contraignants, ces principes ont inspiré plusieurs législations nationales imposant des obligations de vigilance aux entreprises.
La loi française sur le devoir de vigilance de 2017 constitue une avancée significative en obligeant les grandes entreprises à identifier et prévenir les atteintes graves à l’environnement résultant de leurs activités. Dans le secteur maritime, cette obligation s’applique aux compagnies pétrolières, aux entreprises de transport maritime et aux acteurs de la pêche industrielle. La directive européenne sur le reporting extra-financier, en cours de révision, s’inscrit dans cette même dynamique en renforçant les obligations de transparence environnementale des entreprises.
Les organisations internationales forment un troisième niveau de responsabilité. Leur rôle est double : elles élaborent les normes et peuvent être tenues responsables de leurs actions ou omissions. L’Autorité internationale des fonds marins, chargée de réguler l’exploitation minière des grands fonds, illustre cette dualité. Elle doit à la fois développer un code minier garantissant la protection de l’environnement marin et pourrait voir sa responsabilité engagée en cas de défaillance dans sa mission de supervision.
- Responsabilité des États du pavillon pour les activités de leurs navires
- Responsabilité des entreprises dans le cadre du devoir de vigilance
- Responsabilité des organisations internationales pour leurs actions régulatrices
Le cas particulier des zones au-delà des juridictions nationales
La haute mer et les grands fonds marins, qualifiés de zones au-delà des juridictions nationales, posent des défis particuliers en termes de responsabilité. Le futur traité sur la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (BBNJ), dont les négociations se sont achevées en 2023, devrait établir un cadre plus précis pour déterminer les responsabilités dans ces espaces communs. Ce traité prévoit notamment des mécanismes d’évaluation d’impact environnemental pour les activités menées en haute mer, renforçant ainsi la prévention des dommages dans ces zones vulnérables.
Mécanismes de mise en œuvre et obstacles pratiques à la responsabilisation
L’effectivité des régimes de responsabilité pour l’exploitation destructrice des océans se heurte à des obstacles substantiels, tant juridiques que pratiques. Le premier défi réside dans l’identification du lien de causalité entre une activité spécifique et un dommage environnemental marin. La complexité des écosystèmes océaniques, les effets cumulatifs de multiples sources de pollution et les délais parfois considérables entre l’action dommageable et ses effets visibles compliquent l’établissement de ce lien causal. Dans l’affaire du Prestige, pétrolier qui a fait naufrage au large de l’Espagne en 2002, il a fallu près de 15 ans de procédure pour établir les responsabilités, illustrant la difficulté d’appliquer les mécanismes de responsabilité dans des situations complexes.
L’accès à la justice environnementale constitue un second obstacle majeur. Les procédures judiciaires relatives aux dommages marins sont généralement longues et coûteuses. La Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public et l’accès à la justice en matière d’environnement tente de remédier à cette situation en facilitant l’action des organisations non gouvernementales. Toutefois, son application reste inégale selon les États et ne couvre pas l’ensemble des juridictions concernées par l’exploitation des océans.
L’exécution des décisions de justice représente un troisième défi. Même lorsqu’une responsabilité est établie, l’obtention d’une réparation effective peut s’avérer problématique, particulièrement lorsque les dommages concernent des zones maritimes internationales ou impliquent des entités basées dans différentes juridictions. Les mécanismes d’exécution transfrontalière des jugements restent insuffisants face à la mobilité des acteurs maritimes et à la complexité des structures d’entreprise dans ce secteur.
Pour surmonter ces obstacles, plusieurs innovations juridiques et institutionnelles ont émergé. Les tribunaux environnementaux spécialisés, comme la Chambre pour le milieu marin du Tribunal international du droit de la mer, offrent une expertise technique permettant de mieux appréhender la complexité des dommages océaniques. Ces juridictions spécialisées peuvent faciliter l’établissement du lien de causalité grâce à leur compréhension approfondie des écosystèmes marins.
Les mécanismes alternatifs de règlement des différends gagnent en importance dans ce domaine. La médiation environnementale, l’arbitrage spécialisé et les commissions d’enquête permettent de résoudre certains conflits liés à l’exploitation des océans sans recourir aux procédures judiciaires traditionnelles. Ces approches présentent l’avantage de la rapidité et peuvent intégrer plus facilement des considérations scientifiques et techniques.
- Difficultés d’établissement du lien de causalité dans les écosystèmes complexes
- Barrières financières et procédurales à l’accès à la justice
- Défis liés à l’exécution transfrontalière des décisions
Le rôle croissant des technologies de surveillance
Les avancées technologiques transforment les capacités de détection et de documentation des atteintes aux océans. Les systèmes de surveillance par satellite, la télédétection et les systèmes d’identification automatique (AIS) permettent de suivre les activités maritimes en temps réel. Ces outils facilitent l’identification des navires se livrant à des pratiques de pêche illégale ou déversant des polluants en mer. Le projet Global Fishing Watch, par exemple, utilise l’intelligence artificielle pour analyser les données satellitaires et identifier les comportements suspects de navires de pêche, fournissant ainsi des preuves potentielles pour engager la responsabilité des contrevenants.
Études de cas emblématiques: jurisprudence et précédents
L’analyse de décisions judiciaires marquantes permet d’appréhender l’application concrète des régimes de responsabilité pour l’exploitation destructrice des océans. L’affaire de la marée noire de Deepwater Horizon en 2010 dans le golfe du Mexique constitue un cas d’école en matière de responsabilité environnementale maritime. Suite à l’explosion de cette plateforme pétrolière, British Petroleum (BP) a été condamnée à verser plus de 65 milliards de dollars en amendes, compensations et travaux de restauration écologique. Cette affaire a démontré l’application du principe de responsabilité élargie, avec des sanctions civiles et pénales imposées non seulement à l’opérateur principal mais aussi aux sous-traitants impliqués dans le forage.
Le contentieux concernant la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) offre un autre éclairage sur l’évolution de la responsabilité maritime. L’affaire du Thunder, navire de pêche poursuivi pendant 110 jours par l’ONG Sea Shepherd en 2015 pour pêche illégale de légine australe, illustre les défis de l’application des règles. Après son naufrage suspect, les autorités de São Tomé-et-Príncipe ont poursuivi et condamné le capitaine et les officiers à des peines de prison et à des amendes substantielles. Ce précédent a renforcé la coopération internationale contre la pêche INN et démontré que la responsabilité pénale pouvait être engagée même lorsque les infractions sont commises en haute mer.
Dans le domaine de la pollution plastique, l’affaire Philippines contre Sonsub (2019) a établi un précédent notable. Une entreprise de transport maritime a été tenue responsable du déversement de conteneurs contenant des déchets plastiques dans les eaux territoriales philippines. Le tribunal a ordonné non seulement le paiement de dommages-intérêts mais aussi la mise en œuvre d’un programme de restauration écologique sur cinq ans. Cette décision a élargi le concept de réparation en incluant des obligations de restauration à long terme des écosystèmes marins.
L’exploitation minière des fonds marins commence également à générer une jurisprudence spécifique. Bien que l’extraction commerciale n’ait pas encore débuté, des contentieux préventifs émergent. L’avis consultatif du Tribunal international du droit de la mer de 2011 sur les « Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes et entités dans le cadre d’activités menées dans la Zone » a clarifié les obligations de diligence des États patronnant des entreprises d’exploration minière sous-marine. Le tribunal a établi que ces États doivent adopter une approche de précaution et s’assurer que les entreprises sous leur juridiction respectent les normes environnementales internationales.
Ces affaires révèlent une tendance à l’extension du champ de la responsabilité et au renforcement des sanctions. Elles témoignent également de l’importance croissante accordée à la réparation écologique, au-delà des simples compensations financières. L’émergence de contentieux stratégiques, initiés par des ONG environnementales comme Greenpeace ou Oceana, joue un rôle catalyseur dans cette évolution jurisprudentielle.
- Renforcement des sanctions financières (cas Deepwater Horizon)
- Développement de la responsabilité pénale (cas Thunder)
- Élargissement des obligations de réparation écologique (cas Philippines/Sonsub)
L’impact des contentieux climatiques sur la protection des océans
Une tendance récente concerne l’interconnexion entre contentieux climatiques et protection des océans. L’affaire Milieudefensie contre Shell aux Pays-Bas (2021), bien que non spécifiquement maritime, pourrait avoir des répercussions significatives sur les activités d’extraction pétrolière offshore. En ordonnant à Shell de réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030, le tribunal de La Haye a créé un précédent susceptible d’affecter les décisions d’investissement des compagnies pétrolières dans l’exploitation des ressources sous-marines. Cette jurisprudence illustre comment la responsabilité climatique peut indirectement contribuer à la protection des océans.
Vers un régime de responsabilité intégré pour la protection des océans
L’évolution des mécanismes juridiques de protection des océans tend vers l’établissement d’un régime de responsabilité plus cohérent et efficace. Cette transformation s’articule autour de plusieurs axes prometteurs. Le principe de précaution gagne en importance dans le contexte maritime. Consacré par le Principe 15 de la Déclaration de Rio, il permet d’agir avant même que des dommages irréversibles ne surviennent. Son application aux activités maritimes potentiellement destructrices, comme l’exploitation minière des grands fonds, constitue une avancée majeure. La récente décision de la Cour internationale de Justice dans l’affaire Îles Marshall contre Royaume-Uni a renforcé ce principe en reconnaissant l’obligation des États d’évaluer les risques environnementaux de leurs activités, même en l’absence de certitude scientifique absolue.
La responsabilité élargie des producteurs (REP) représente un second levier de transformation. Ce mécanisme, initialement développé pour la gestion des déchets terrestres, s’étend progressivement aux produits susceptibles de polluer les océans. La directive européenne sur les plastiques à usage unique illustre cette tendance en imposant aux fabricants de certains produits plastiques de contribuer financièrement au nettoyage des déchets marins. Cette approche préventive complète les mécanismes traditionnels de responsabilité en agissant en amont de la chaîne de production.
L’intégration des services écosystémiques dans l’évaluation des dommages constitue une innovation conceptuelle majeure. Au-delà des atteintes directes à la biodiversité, les tribunaux commencent à prendre en compte la valeur des services rendus par les écosystèmes marins : régulation climatique, production d’oxygène, séquestration de carbone. Dans l’affaire du Parc national de Calanques contre Alteo en France, le tribunal administratif a considéré la dégradation des services écosystémiques marins dans son évaluation du préjudice écologique causé par des rejets industriels.
Le développement de mécanismes financiers innovants ouvre de nouvelles perspectives. Les fonds de compensation environnementale, alimentés par des taxes sur certaines activités maritimes à risque, permettent de garantir la disponibilité de ressources pour la restauration des écosystèmes. Le Fonds pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures a démontré l’efficacité de ce modèle, qui pourrait être étendu à d’autres formes d’exploitation marine. Les obligations bleues (blue bonds) et les assurances paramétriques pour les écosystèmes marins représentent d’autres innovations financières prometteuses.
La coopération internationale s’intensifie pour surmonter les limites des juridictions nationales. Les accords régionaux de protection des mers, comme la Convention de Barcelone pour la Méditerranée ou la Convention de Carthagène pour la mer des Caraïbes, établissent des mécanismes de responsabilité adaptés aux spécificités de chaque écosystème marin. Le futur traité sur la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (BBNJ) devrait combler une lacune majeure en établissant un cadre de responsabilité pour les dommages causés en haute mer.
- Renforcement du principe de précaution pour les nouvelles exploitations
- Extension de la responsabilité élargie des producteurs aux produits marins
- Développement de mécanismes financiers dédiés à la restauration des océans
L’émergence du concept d’écocide
La reconnaissance potentielle du crime d’écocide dans le droit pénal international pourrait transformer radicalement la responsabilité pour les atteintes graves aux océans. Défini comme la destruction massive des écosystèmes, ce crime permettrait de poursuivre les décideurs responsables des formes les plus graves de dégradation marine. Plusieurs juridictions, comme la France et la Belgique, ont engagé des réflexions pour intégrer ce concept dans leur droit national. Au niveau international, des discussions sont en cours pour amender le Statut de Rome de la Cour pénale internationale afin d’y inclure l’écocide comme cinquième crime international, aux côtés du génocide et des crimes contre l’humanité.
L’avenir de la gouvernance océanique face aux défis environnementaux
La transformation des régimes de responsabilité pour l’exploitation destructrice des océans s’inscrit dans une évolution plus large de la gouvernance océanique mondiale. Cette métamorphose juridique se manifeste à travers plusieurs tendances significatives qui dessinent les contours d’un droit maritime environnemental renouvelé. L’approche écosystémique s’impose progressivement comme paradigme central de cette gouvernance. Contrairement aux approches sectorielles traditionnelles, elle appréhende l’océan comme un système intégré et interconnecté. Le Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal, adopté en 2022, s’inscrit dans cette perspective en fixant l’objectif de protéger 30% des océans d’ici 2030 et en promouvant une gestion intégrée des écosystèmes marins.
Cette approche holistique se traduit par la mise en place d’aires marines protégées (AMP) de nouvelle génération. Au-delà de leur fonction conservatoire traditionnelle, ces espaces deviennent des laboratoires de gouvernance participative où les responsabilités sont partagées entre autorités publiques, communautés locales et acteurs économiques. La création de la Réserve marine des Terres australes françaises, couvrant plus de 1,6 million de kilomètres carrés, illustre cette évolution vers des AMP de grande échelle intégrant des mécanismes de responsabilité adaptés aux enjeux de conservation.
La justice climatique émerge comme une dimension incontournable de la responsabilité maritime. Les petits États insulaires en développement, particulièrement vulnérables à la montée des eaux et à l’acidification des océans, militent pour une reconnaissance de la responsabilité différenciée des pays industrialisés dans la dégradation des écosystèmes marins. La Commission des pertes et préjudices, établie lors de la COP27, pourrait constituer un forum pour aborder la question des responsabilités historiques dans la dégradation des océans liée au changement climatique.
L’intégration des savoirs traditionnels des communautés côtières et insulaires dans les systèmes de gouvernance représente une autre évolution notable. Ces connaissances, accumulées sur des générations d’interaction avec le milieu marin, enrichissent la compréhension des écosystèmes et contribuent à l’élaboration de mécanismes de responsabilité culturellement adaptés. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones reconnaît explicitement le droit de ces communautés à participer à la gestion des ressources marines dont elles dépendent traditionnellement.
La diplomatie scientifique joue un rôle croissant dans l’évolution des régimes de responsabilité. Des initiatives comme la Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030) renforcent l’interface science-politique et permettent d’adapter les mécanismes juridiques aux réalités écologiques. Le développement de cartes d’identité génétique des océans illustre comment les avancées scientifiques peuvent faciliter l’identification des responsabilités en cas de dommage à la biodiversité marine.
- Transition vers une gouvernance écosystémique intégrée
- Reconnaissance des dimensions climatiques de la responsabilité maritime
- Intégration des savoirs traditionnels dans les mécanismes de gouvernance
Le rôle émergent de l’intelligence artificielle
Les technologies d’intelligence artificielle transforment la détection et l’attribution des responsabilités pour les dommages océaniques. Des algorithmes de traçabilité des produits de la mer permettent désormais de suivre un poisson de l’océan à l’assiette, facilitant l’identification des acteurs impliqués dans la surpêche. Les systèmes d’analyse prédictive peuvent anticiper les risques de pollution ou de surexploitation, renforçant ainsi la dimension préventive de la responsabilité. Ces outils numériques, couplés à des registres distribués (blockchain), créent une transparence inédite dans les chaînes d’approvisionnement maritimes et facilitent l’application du principe de responsabilité tout au long du cycle d’exploitation des ressources océaniques.
Réinventer notre relation juridique avec l’océan
L’évolution des régimes de responsabilité pour l’exploitation destructrice des océans reflète une transformation profonde de notre rapport juridique à l’environnement marin. Le passage d’une vision purement utilitariste des océans à une approche reconnaissant leur valeur intrinsèque constitue le fondement philosophique de cette métamorphose. Cette nouvelle conception se manifeste à travers plusieurs innovations juridiques qui redéfinissent les contours de la responsabilité maritime. La reconnaissance progressive des droits de la nature représente l’une des évolutions les plus radicales du droit environnemental contemporain. Plusieurs juridictions ont franchi ce pas conceptuel majeur. En Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui s’est vu reconnaître une personnalité juridique en 2017, créant un précédent pour les écosystèmes aquatiques. En Équateur, la constitution reconnaît explicitement les droits de la nature (Pacha Mama), incluant les écosystèmes marins côtiers.
Cette approche commence à s’étendre aux océans. En Inde, la Haute Cour de l’Uttarakhand a déclaré en 2017 que le Gange et la Yamuna, ainsi que leurs affluents, possédaient le statut d’entités vivantes dotées de droits. Bien que cette décision ait été suspendue par la Cour suprême, elle illustre une tendance émergente. Des initiatives similaires se développent pour reconnaître des droits juridiques à certains écosystèmes marins emblématiques comme la Grande Barrière de Corail en Australie ou le Sanctuaire Pelagos en Méditerranée.
La reconnaissance de ces droits transforme fondamentalement les mécanismes de responsabilité. Elle permet d’agir en justice au nom de l’écosystème lui-même, sans devoir démontrer un préjudice humain direct. Des gardiens ou tuteurs sont désignés pour représenter les intérêts de ces entités naturelles, comme dans le cas du fleuve Whanganui où un conseil composé de représentants maoris et du gouvernement remplit cette fonction. Appliqué aux océans, ce modèle pourrait révolutionner les litiges environnementaux maritimes.
Le concept de patrimoine commun de l’humanité, appliqué aux fonds marins internationaux par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, connaît également une évolution significative. Initialement conçu pour garantir un partage équitable des bénéfices tirés des ressources sous-marines, ce concept s’enrichit d’une dimension environnementale plus marquée. Il implique désormais une responsabilité collective de préservation, au bénéfice des générations futures. Cette notion de responsabilité intergénérationnelle gagne en importance dans la jurisprudence environnementale, comme l’illustre la décision de la Cour constitutionnelle allemande de 2021 sur la loi climat, qui a reconnu l’obligation de l’État de préserver les ressources naturelles pour les générations futures.
L’émergence du concept de justice restaurative dans le domaine environnemental constitue une autre innovation prometteuse. Au-delà de la simple compensation financière, cette approche vise à restaurer les relations écologiques et sociales perturbées par l’exploitation destructrice. Elle intègre des dimensions culturelles et spirituelles souvent négligées dans les mécanismes traditionnels de responsabilité. Le programme de restauration de la baie de Chesapeake aux États-Unis illustre cette approche en combinant restauration écologique, implication des communautés locales et reconnaissance des valeurs culturelles associées à cet écosystème.
- Reconnaissance juridique des droits des écosystèmes marins
- Renforcement du concept de patrimoine commun de l’humanité
- Développement de la justice restaurative environnementale
Le dialogue des juges et l’harmonisation des jurisprudences
Le dialogue des juges à l’échelle internationale contribue à l’harmonisation progressive des jurisprudences relatives à la protection des océans. Des réseaux comme le Forum mondial des juges pour l’environnement facilitent les échanges entre juridictions nationales et internationales. Cette circulation des raisonnements juridiques a permis l’émergence de principes communs, comme celui de non-régression en matière de protection environnementale. Ce principe, consacré par plusieurs cours constitutionnelles, notamment en France et en Colombie, interdit tout recul dans le niveau de protection juridique des écosystèmes, y compris marins. Il constitue un garde-fou contre l’affaiblissement des régimes de responsabilité environnementale sous la pression des intérêts économiques à court terme.
La redéfinition de notre relation juridique avec l’océan passe également par une transformation du langage du droit. L’adoption d’une terminologie biocentriste, reconnaissant la valeur intrinsèque des écosystèmes marins, influence progressivement les textes juridiques et les décisions judiciaires. Cette évolution sémantique reflète et renforce le changement de paradigme en cours dans notre conception de la responsabilité environnementale maritime.